Un système de santé sous contrôle

Journaliste-écrivain, Philippe Pujol décrit, avec « Marseille 2040 », un système de santé sous contrôle des algorithmes… à la fois imaginaire et organisé à partir de la projection des tendances actuelles. Un journalisme-fiction qui lui permet de poser des questions de fond. Conférencier du prochain Congrès de l’APSSIS1, il traitera de la place de l’intelligence artificielle dans nos vies : « Voulons-nous vraiment déléguer nos décisions ? »

Antoine a 23 ans. Il est régulateur de santé sur la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, mission qui consiste à orienter les malades le plus efficacement possible, et au plus près de leur domicile. Son assistant virtuel s’appelle Hal et l’accompagne (le guide, le dirige) dans tous les actes de sa vie professionnelle et personnelle. Nous sommes en 2040, 12 ans après le Flash (Faille latérale du système hospitalier), crise sanitaire d’une telle ampleur qu’il a fallu restructurer le système de santé de fond en comble. Antoine est le fil rouge du récit d’anticipation, Marseille 2040, écrit par le journaliste Philippe Pujol2, après enquête et plus d’une centaine d’entretiens. Son héros apprend qu’il va être remplacé, comme tous les régulateurs de l’Agence régionale de santé, par une intelligence artificielle. Il est chargé d’évaluer les décisions « de parcours » calculées par les algorithmes, avant de s’effacer puisqu’il est affecté à des missions de patient expert, en raison de sa sclérose en plaques. Mais il soupçonne l’entreprise chargée de déployer l’IA de chercher à imposer sa domination et mène l’enquête.

Je ne vous en dirai pas plus à propos de l’intrigue ! Très bien construit, ce livre ménage habilement le suspense : premier argument pour le découvrir. C’est aussi un ouvrage étonnant dans le sens où description journalistique et fiction alternent et se mêlent, comme pour mieux dérouter (et du coup retenir) le lecteur : des descriptions si bien documentées de l’organisation de santé qu’elles en paraissent vraisemblables, et une fiction futuriste dans la veine des créateurs de Black Mirror.

Collecte généralisée de données

Ce mélange des genres permet à Philippe Pujol de soulever des questions de fond « en s’appuyant sur du réel [et] sans être indigeste ».
Le réel, c’est par exemple le cadre d’orientation stratégique de l’ARS Paca, dont il va jusqu’à publier quelques extraits en annexe. Mais c’est aussi ses propres observations au cœur du système de soins : en tant qu’accompagnant, « je suis plus souvent dans les hôpitaux que chez moi depuis 2015, explique-t-il. J’ai vu évoluer les comportements des médecins et des personnels soignants, ce qui m’a donné envie d’approfondir le sujet ». L’ARS lui a facilité le travail, et les hasards de l’actualité lui ont servi sur un plateau toutes les étapes du projet de stratégie de transformation du système de santé durant l’écriture de son livre ! Le réel transparaît également à l’évocation des mécaniques qui se mettent actuellement en place (à l’instar des CPTS3) et qu’il a pu décrypter au fil de ses interviews.

Quant à la fiction, elle met en scène des assistants virtuels implantables, des traitements de rebootdu système immunitaire, des aides opératoires à distance par robots téléguidés, des livraisons par drones, des hologrammes… et, surtout, surtout, la Transparence, via la collecte généralisée de tous types de données, y compris de l’humeur et des émotions.
Mais est-ce encore de la fiction ?

Philippe Pujol nous en dit plus sur ce qui l’a inspiré. La crise.« Nous sommes actuellement dans un état d’urgence sécuritaire sans lequel l’adoption de plusieurs lois n’aurait jamais eu lieu. Imaginons un état d’urgence de santé publique. Il pourrait, de la même façon, conduire à des transformations désavouant des principes auxquels on prétend encore tenir, comme la protection des données privées. Je me suis simplement inspiré de l’état d’urgence actuel.
J’ai raconté une crise relativement rapide, mais je crois plutôt que les changements se feront en réalité dans la durée, par paliers, au fil de petites crises et avec des négociations. Ils ont d’ailleurs déjà commencé. »

Le tout-algorithme.« Comme pour mes ouvrages précédents, je tiens à situer mon récit dans un contexte politique et social. Je pense que le journaliste n’a pas seulement vocation à récolter des faits. Je revendique plutôt une subjectivité honnête. L’idée d’assumer un futur subjectif permet de se projeter, dès aujourd’hui, dans les problèmes et de s’interroger sur des solutions qui sont actuellement exposées comme miraculeuses, mais qui créeraient en fait d’autres problèmes.
Le tout-algorithme peut sembler alléchant puisqu’on va faire porter à la machine une efficacité apparente, mais il entraîne une déshumanisation, et sans doute une forme de totalitarisme, en tout cas une société de contrôle. C’est en la décrivant que l’on peut s’interroger : que faisons-nous si nous allons dans cette direction ? Mais je suis optimiste. L’humain restera plus important que la machine car il y a quelque chose de fondamental qu’elle ne sait pas faire : lever l’ambiguïté. »

Marseille 2040, extrait (pages 128-129 et 131)

Dans ce passage, les « anciens » racontent au héros, Antoine, ce qui s’est produit lors de la crise :

« Lors de la catastrophe sanitaire de 2028, le ministère de la Santé a d’abord voulu trouver des causes externes, refusant de reconnaître les défauts internes à l’organisation des soins : ils ont décliné la notion de faille en “faille latérale du système hospitalier”. En fait, ils se sont focalisés sur les actions des hackers qui avaient paralysé les réseaux des systèmes informatiques de beaucoup d’hôpitaux. De fait, c’était là la première action des terroristes de Only Way of the Future. Vous vous rappelez ce groupe radical millénariste, qui a profité de cette énorme crise sanitaire et des grosses failles de sécurité informatique des systèmes d’information médicaux pour imposer l’idée d’une fin du monde proche si on ne se convertissait pas immédiatement à l’adoration de leur divinité. […]
Bien sûr, les autorités sanitaires ont réagi. Des mesures de fond ont été prises. Et le terme “Flash”, largement repris par les médias, a été adopté d’abord comme marqueur de l’événement : c’était moins traumatisant pour tout le monde que de parler de “catastrophe sanitaire”. »

1 Du 2 au 4 avril 2019, au Mans, https://www.apssis.com/le-congres-2019/inscriptions.html

2 Marseille 2040. Le jour où notre système de santé craquera, Flammarion, février 2018. Philippe Pujol a reçu le prix Albert-Londres en 2014 pour sa série d’articles « Quartiers shit », sur les quartiers nord de Marseille, et le prix de l’École supérieure de journalisme de Paris en 2017 pour son ouvrageLa Fabrique du monstre.

3 Communautés professionnelles territoriales de santé.

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